SAUVAGE (LE BON)

SAUVAGE (LE BON)
SAUVAGE (LE BON)

SAUVAGE LE B

On retrouve, dans la plupart des mythologies anciennes, la légende de l’âge d’or: les philosophes et les poètes grecs et latins, par exemple, ont souvent évoqué l’existence, dans des temps reculés et donc révolus, d’une humanité plus heureuse et plus juste; plus près de nous, des générations de voyageurs et d’écrivains se sont plu à décrire des sociétés tout aussi étrangères aux institutions et aux mœurs des nations civilisées et tout aussi idéales, mais éloignées, elles, dans l’espace et non plus dans le temps, situées dans des pays imaginaires ou réels, mais de toute façon contemporaines et donc (au moins virtuellement) accessibles: ainsi a été propagé le mythe du bon sauvage, que l’on a pu analyser de la façon suivante: «Le sauvage est, à la fois, meilleur et plus heureux que l’homme civilisé [...]. Il doit cet état de supériorité à ce qu’il vit selon la Nature [...]. Vivre selon la Nature, c’est vivre dans un état social qui ignore la propriété privée et suppose l’égalité des conditions» (R. Gonnard). Bien qu’on en trouve des traces dans l’Antiquité (le bon barbare, en particulier le bon Scythe), le mythe s’est développé surtout à partir de la Renaissance, avec les grandes découvertes géographiques et les relations des voyageurs et des missionnaires qui ont peint sous un jour flatteur Brésiliens, Antillais, Canadiens et Patagons. Les écrivains s’emparent de ces témoignages pour opposer l’homme naturel à l’homme civilisé: Montaigne en particulier, dénonçant la notion traditionnelle de barbarie, identifie «sauvage» et «naturel» et propose un renversement de termes qui affecterait à «l’artifice» tout ce que le mot «sauvage» peut avoir de péjoratif; il consacre aux «cannibales» des développements enthousiastes: «C’est une nation [...] en laquelle il n’y a aucune espece de trafique; nulle cognoissance de lettres; nulle science de nombres; nul nom de magistrat, ny de superiorité politique; nul usage de service, de richesse ou de pauvreté; [...] nulles occupations qu’oysives; nul respect de parenté que commun; nuls vestemens; nulle agriculture.» Définition toute négative au demeurant: le bon sauvage n’est pas ce qu’est le civilisé; et si Montaigne insiste sur des qualités positives (vaillance militaire, amour conjugal, sens de l’hospitalité), c’est surtout à l’absence de tout ce qui caractérise les peuples «de deça» qu’il attribue la perfection et le bonheur des peuples de l’autre monde. Développé par les poètes (Ronsard), les moralistes (Charron), les voyageurs (Lescarbot: Histoire de la Nouvelle France ), le mythe entre ensuite, à la fin du XVIIe siècle, dans le roman: tandis que la légende de l’âge d’or inspire certains épisodes des Aventures de Télémaque de Fénelon, des utopistes comme Foigny (Les Aventures de Jacques Sadeur dans la découverte et le voïage de la terre australe ), Veiras (Histoire des Sévarambes ), ou Gilbert (L’Histoire de Caléjava ) décrivent des sociétés imaginaires et idéales, conformes à la liberté naturelle (Foigny) ou organisées rationnellement (Veiras); d’où ont disparu toute propriété privée, toute hiérarchie, toute inégalité; ils dénoncent ainsi les institutions économiques, politiques et souvent religieuses de la société dans laquelle ils vivent eux-mêmes. C’est toutefois au XVIIIe siècle que le mythe va connaître son plus grand essor (on sait le rôle que jouera le Robinson Crusoé de Daniel Defoe). Les Dialogues avec un sauvage amériquain (1703) du baron de Lahontan, refaits deux ans plus tard par Gueudeville, prônent l’abolition de la propriété privée en Europe, qui ne retrouvera qu’à cette seule condition la félicité dont jouissent les Hurons; les Mœurs des sauvages américains (1724) du père Lafitau vantent les qualités naturelles — innocence, bonté, simplicité, ignorance — des sauvages; et, dans les Lettres Persanes , Montesquieu sacrifie à la mode, en traçant de la vie des Troglodytes, heureux, vertueux et égalitaires, un tableau idyllique. Dans ses deux Discours , Rousseau dénonce avec une vigueur et une éloquence inconnues jusqu’alors les méfaits de la civilisation, et surtout la distinction du «tien» et «mien», dans laquelle tant d’autres déjà avaient vu la cause première de tous nos maux. Sans doute n’est-il pas question pour Rousseau de revenir à l’état de nature (hypothèse qu’on obtiendrait en dépouillant l’homme de toutes les facultés artificielles qu’il doit à la vie sociale), mais «la plupart des lecteurs verront» dans l’homme primitif dépeint ici «le bon sauvage des utopistes précédents et suivants» (R. Gonnard). Les Discours jouent ainsi un rôle considérable dans la diffusion et le succès du mythe, qui produit encore d’autres livres: de Morelly, la Basiliade (1751) et Le Code de la Nature (1755); puis l’Histoire du Paraguay (1756) du père Charlevoix (description des réductions, ou missions jésuites dans ce pays), et Le Voyage autour du monde de Bougainville, qui révèle à l’Europe l’existence d’un sauvage conforme enfin au type idéal, le Tahitien. D’où l’éclosion de toute une littérature tahitienne (en particulier le Supplément au Voyage de Bougainville où Diderot célèbre la communauté des biens et des femmes), et, plus généralement, d’une littérature exotique (Bernardin de Saint-Pierre: La Chaumière indienne ). Pourtant, la croyance de plus en plus forte dans le progrès (dont Voltaire s’était fait le champion face à Rousseau, et dont Condorcet se fait le théoricien), les travaux des ethnologues et le phénomène de l’émigration détruisent bien des illusions, et portent un coup fatal au mythe, déjà énergiquement combattu par un certain nombre de penseurs, Hobbes en particulier, dès le XVIIe siècle.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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